Matrice de Kraljic : le grand quiproquo.

Peter Kraljic, 2023

Pas un acheteur qui ne connaisse la fameuse matrice de Kraljic. Pourtant, dans le détail, son utilisation en a laissé plus d’un perplexe. Si l’on comprend aisément l’idée générale, les deux axes ne sont pas simples à quantifier en pratique. Car le référentiel est tout sauf clair : quel impact économique considérer ? Quelle(s) complexité(s) combiner et prendre en compte ?

Adapté par chacun au gré des circonstances, l’outil est devenu une sorte de fourre-tout un peu bancal. Voici donc un retour aux sources pour tenter d’y voir plus clair.

Elaborée au début des années 1980 pour BASF par Peter Kraljic (alors consultant McKinsey), la célèbre matrice éponyme est aujourd’hui employée bien au-delà de son cadre initial. L’auteur lui-même n’y retrouve pas ses petits, comme en témoigne sa perplexité à la fin de cet échange avec Bernard Gracia en juillet 2023.

Comme le précise le titre de sa publication en 1983 dans la Harvard Business review, le cadre de la mission qui l’a vu naître est la montée en compétence de la fonction achats, de fonction support méconnue de l’intendance (purchasing) à fonction stratégique de management des ressources externes (supply management). L’idée maîtresse est de faire évoluer les pratiques pour mieux exploiter le potentiel stratégique de contribution des fournisseurs à la valeur de l’entreprise.

Kraljic Matrix - stages of purchasing sophistication

La matrice originale, Harvard Business Review, 1983

La “Matrice” en constitue le point de départ, en identifiant 4 niveaux de sophistication des achats :

  1. Purchasing management : le niveau de base des achats simples, opéré par les acheteurs.
  2. Materials management : le niveau intermédiaire des achats lourds, géré par les acheteurs seniors.
  3. Sourcing management : le niveau supérieur des achats critiques, réservé aux directeurs de départements.
  4. Supply management : le domaine ultime des achats stratégiques, piloté au plus haut niveau.

Après avoir évalué si la fonction achats a vocation à opérer à ce niveau ultime, le processus pour y parvenir s’articule en quatre phases.

  • Phase 1 : classifier les articles selon l’impact sur le profit et le risque d’approvisionnement. Cette classification définit quatre catégories (strategic, bottleneck, leverage & noncritical), en listant pour chacune les tâches typiques des acteurs concernés. Les phases suivantes se focalisent exclusivement sur la catégorie des achats stratégiques.
  • Phase 2 : analyser le marché, pour évaluer la force du fournisseur et la force de l’entreprise.
  • Phase 3 : positionner les achats stratégiques identifiés en phase 1 dans la matrice 3 x 3 dite “portefeuille achats” qui croise les deux forces évaluées en phase 2.
  • Phase 4 : en déduire un plan d’action selon le positionnement obtenu (exploiter, diversifier ou combiner).

Une approche incomplète et sortie de son contexte

L’utilisation actuelle de la matrice de Kraljic est bien souvent un raccourci limité à proposer comme “stratégies” les tâches typiques de la classification de la phase 1. Cette utilisation de la matrice se heurte à trois écueils concrets :

  • La complexité prise en compte se limite à celle du marché d’approvisionnement, faisant abstraction des dimensions internes.
  • L’outil pensé pour de très grandes entreprises est moins pertinent quand les volumes d’achats sont moindres. En particulier, un achat à fort impact sur le profit d’une PME pourra être d’un poids dérisoire sur son marché d’approvisionnement. Cet achat ne sera “lourd” ou “stratégique” que du point de vue l’entreprise, mais pas perçu comme tel côté fournisseur.
  • Les tâches proposées pour les trois catégories considérées comme non-stratégiques (bottleneck, leverage & noncritical) sont génériques. Elles mériteraient également une analyse et un positionnement stratégique. Du point de vue d’un consultant au service d’une très grande entreprise, le choix de ne pas s’attarder sur ces catégories non stratégiques peut se comprendre, mais laisse le commun des acheteurs bien dépourvus.

C’est ce manque qu’ont comblé deux ans plus tard Claude Marcel et Brice Nassoy avec leur approche méthodologique développée dans l’ouvrage “Stratégie marketing de l’achat industriel” qui fera l’objet d’un prochain billet. A suivre…

 
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